Hier je m'arrête au stop au coin de ma rue, et, devant la petite maison habitée par un couple de personnes d'un certain âge, je vois un attroupement d'enfants, d'adultes, d'adolescents qui font les marioles, et je reste un peu plus longtemps devant ce joyeux tableau.

En repartant, gênée d'avoir manqué de discrétion, je me demande pourquoi je m'étais attardée à les observer, puis j'ai revu des scènes de nos réunions de famille avec tous les cousins, les enfants de tous âges qui couraient dans tous les sens, excités de se retrouver une ou deux fois par année, se connaissant à peine, les oncles, les tantes, les grand-mères et grand-père, parfois des amis de longue date, et même les chiens étaient de la partie ... ces disputes, ces réconciliations, ces discussions où les adultes se confrontaient et refaisaient le monde, ces repas à n'en plus finir, cette euphorie de Noël ou de l'été, ces gens que j'aimais tant.

C'était cela, la vraie vie. Oui, c'était cela le bon vieux temps. Parce que maintenant, c'est fini. On ne se parle plus, on ne mange plus ensemble, on ne se confronte plus, on ne refait plus le monde. Bien sûr, il y a des exceptions. Mais ce ne sont que des spécimens en voie de disparition.

Aujourd'hui, avec des centaines d'amis virtuels, on est seul. Les enfants élevés par Nounou Télé répliquent son comportement : "Je parle je parle je parle, je passe d'un sujet à l'autre de mon choix sans continuité logique, vous me zappez et je parle encore de tout et de rien, et je ne vous écoute pas, je m'affiche, vous montre tout ce que j'ai et que vous n'avez pas, tout ce que je voudrais de mieux que ce que vous avez, je vous défie sans que vous puissiez me répondre, zappez-moi, et j'ai encore des centaines d'admirateurs prêts à m'envoyer leurs messages préfabriqués d'approbation". Voilà. D'où le succès des "reality shows" : ce n'est pas parce que c'est bon, mais c'est parce que ça correspond à cette nouvelle forme de "relation sociale", qui n'en est pas une en fait. D'où le succès des anti-dépresseurs. L'être humain est fondammentalement un être grégaire. Seul, il perd de son humanité.

J'ai, dans la pièce qui me sert de bureau, de chambre et de salon, une reproduction d'un tableau, Party At Skagen, de Peter Severin Kroyer. C'est tout ce que j'ai pu trouver comme famille humaine, et j'aime trinquer avec eux de temps en temps.

A la vôtre.